Joueur, Patrick Bruel se fait le prosélyte de la déferlante poker venue des Etats-Unis – 2006
Présentateur d’une émission dédiée au jeu sur Canal +, il prête son image à un site spécialisé, attendant que les jeux d’argent en ligne soient autorisés en France.
C’est bien le moins qu’on attend de l’ambassadeur du poker : des valises sous les yeux et l’air embrumé d’avoir joué tard la veille. Comme souvent le lundi soir, Patrick Bruel a joué au poker. Et, comme beaucoup de mardis matin, il a la mine fatiguée. La rumeur dit du chanteur qu’il est un habitué des plus grosses parties privées de Paris. «On y croise quelques people. Il n’y a pas de joueurs pros, mais on y gagne et perd de très grosses sommes d’argent», affirme un connaisseur des cercles de jeu de la capitale. Au fond de son fauteuil, Bruel refuse de donner trop de détails. «J’ai joué au Cercle Haussmann jusqu’à 2 heures… et ça s’est très bien passé. Mais je ne parle pas des gens avec qui je joue. Et je ne parle pas de ce que je gagne, sinon je serais obligé de parler de ce que je perds», élude-t-il.
En revanche, du poker en général, Bruel parle volontiers. C’est même devenu une seconde raison sociale. L’ex-chanteur à midinettes a un nouveau job : tête de gondole de la déferlante poker qui a gagné la France. On estime qu’entre 200 000 et 400 000 joueurs français s’adonnent aux joies du bluff. Bruel y est pour beaucoup : l’émission de poker qu’il présente sur Canal + cartonne et a fait tache d’huile sur le PAF (Paris Première, RTL9 et Eurosport diffusent du poker. TF1 et Direct 8 veulent s’y mettre). En octobre, le chanteur faisait la une de Live Poker, un des deux magazines de poker lancés cette année. Bruel prête aussi sa bobine à Winamax, un site de poker en ligne. Et, fin novembre, il a sorti son DVD : Poker coach avec Bruel. Il y enseigne les bases de la stratégie, et y expose fièrement le bracelet de champion du monde de poker, remporté en 1998, qui fonde sa légitimité. «Quand on joue à Vegas avec le bracelet au poignet, les joueurs vous regardent différemment», dit-il.
Ce titre est parfois contesté. A tort. En 1998, Bruel a bien gagné un des 30 tournois annuels du WSOP (World Series of Poker, le circuit pro historique). Il n’a pas gagné le principal tournoi dit «main Event» , mais seulement deux Français ont glané un bracelet comme le sien. Les spécialistes sont d’accord : s’il n’est pas au top niveau, «parce qu’il ne joue pas autant que les meilleurs» (dixit un pro), Bruel est un «très bon joueur». Chaque année depuis 1994, le chanteur comédien agence son emploi du temps pour pouvoir s’évader vers Las Vegas à la saison des championnats du monde, même si, depuis qu’il «a une famille», il doit se contenter de partir «quinze jours maximum». C’est lors de ses pèlerinages dans le Nevada que Bruel a progressivement pris la mesure du «phénomène» poker.
Le triomphe de M. Moneymaker
Depuis 2002, le poker dans sa version dite du Texas Hold’Hem (1) s’est imposé comme une mode mondiale, en partant des Etats-Unis. C’est par la Toile que la planète a attrapé le virus. Le développement des sites de jeu a permis de toucher le plus grand nombre, le poker supplantant parfois le jeu vidéo chez les jeunes. Poker virtuel et monde des casinos se sont ensuite rejoints, quand les tournois organisés sur le Net ont permis de se qualifier pour les plus gros événements de Las Vegas.
En 2003, un conte de fées à l’américaine a permis de célébrer cette union : Chris Moneymaker, un comptable du Tennessee, a remporté la principale épreuve du WSOP (empochant 2,5 millions de dollars) après s’être qualifié sur l’Internet moyennant un ticket d’entrée de 40 dollars. Moneymaker, au nom prédestiné («faiseur d’argent»), est devenu une célébrité outre-Atlantique, et une pub vivante pour l’industrie du jeu en ligne : la preuve que la fortune peut être au bout du tapis pour le quidam. C’est à cette période que les télés ont commencé à retransmettre des finales des gros tournois parfaitement mises en scène, fabriquant et popularisant des stars du jeu.
Aux Etats-Unis, les meilleurs joueurs, comme Phil Ivey ou Doyle Brunson, sont les nouveaux people. Avec ce supplément d’âme qu’on prête à ceux qui sont capables de risquer leur chemise sur un coup de bluff. Plusieurs chaînes de télé diffusent du poker en continu. La dernière émission à la mode : High Stakes («Gros enjeux») : des parties d’argent où se perdent et se gagnent des montants colossaux. Mais le baromètre de la folie planétaire, c’est le main Event de Las Vegas, le plus gros tournoi du WSOP. Depuis trois ans, le nombre de participants (10 000 dollars les droits d’entrée) grimpe en flèche, comme les gains. La dernière édition a rassemblé 9 000 joueurs, dont une bonne part venue de l’Internet. Le vainqueur est reparti avec 12 millions de dollars. En spectateur et acteur privilégié, Bruel n’a rien raté de cette inflation, jusqu’à ce que l’idée lui vienne de l’importer dans l’Hexagone.
2,5 millions de pages vues par mois
Fin 2004, alors que le poker est encore inconnu du grand public en France, Bruel fait le tour des chaînes de télé. Il a sous le bras les droits des émissions du World Poker Tour (WPT, le second circuit pro américain), négociés quelques mois plus tôt pour pouvoir diffuser un programme à sa main, débarrassé de scories du folklore américain (bimbos, billets verts qui tombent du ciel) et présenté davantage comme un sport, selon la conception qu’il a du poker. TF1, M6 et Canal + sont contactés. La chaîne cryptée dit banco. Bruel coproduit et anime. Le lancement, en février 2005, est un succès immédiat, l’audience moyenne se situe à 400 000 téléspectateurs, dont 30 % de femmes. Une performance pour un programme crypté de deuxième partie de soirée. «L’émission, qui a été diffusée à peu près en même temps que celle d’Eurosport, a été un détonateur pour le poker, dit Laurent Dumont, responsable de Clubpoker.net, principal site spécialisé, qui a subitement vu grimper la courbe de fréquentation de son site. En janvier 2005, j’en étais à 300 000 pages vues par mois. En juin, c’était 650 000. En janvier 2006, on en était à 1 200 000. Aujourd’hui, c’est 2 500 000.» Pour Michel Palmieri, qui a collaboré au lancement du magazine Live Poker, «Bruel a eu un magistral coup de pif comme il en a souvent. Ce type a quand même réussi à trouver un groupe au coeur de l’Amazonie et à en faire le numéro 1 des charts». L’anecdote est vraie. Le chanteur-comédien était au Brésil en 1996 pour le tournage du film le Jaguar. Il y a dégotté le groupe Carrapicho, «dans un rade perdu au milieu de Manaus [ville du Brésil, ndlr] ». La chanson, produite par Bruel, fut le tube de l’été 1997 et numéro 1 des ventes en France, au Brésil et dans des dizaines d’autres pays. Modeste, il nuance : «Un homme d’affaires fait beaucoup d’argent avec de l’argent. Moi, je fais de l’argent avec des bonnes idées.» Et, à propos du poker, des idées, il en a plein.
«Assis sur des montagnes de cash»
Bruel a ainsi fait déposer par un avocat la marque PokerTV. Il a lancé avant Noël son DVD (qui se vend aussi en version luxe avec une mallette de jetons). Mais, surtout, Bruel, qui ne connaissait rien au monde de l’Internet («J’ai un mail depuis un mois, ma femme se moque de moi. Je ne savais même pas ouvrir l’Internet il y a trois mois») et concède jouer «très peu au poker en ligne», a su forcer sa nature pour se placer sur le Web. Car c’est là que se joue aujourd’hui le business du poker, à condition de savoir se faufiler entre les barbelés juridiques. Environ 400 sites proposent de jouer en ligne. Il suffit d’une carte bancaire. Le modèle économique de ces sites assure aux plus gros des revenus plantureux : une commission de 5 % prélevée sur toutes les mises des joueurs. «Les plus gros sites sont assis sur des montagnes de cash. Les géants du secteur attirent 130 000 joueurs en simultané», affirme Kleber Dreyfus, responsable de Poker Académie, une école de poker en ligne.
Les sites ciblent certains marchés… dont la France. En dépit de l’interdiction de toucher au monopole de la Française des jeux et du PMU sur les jeux et paris en ligne, quelques «maquisards» (comme se baptise l’un d’eux) attaquent frontalement l’Hexagone (page d’accueil en français, organisation de tournois en France, sponsoring de joueurs français) de l’étranger. Les plus actifs : Poker 770 (qui a gravité dans le giron du groupe Partouche), les Israéliens de Titan Poker, les Canadiens d’Everestpoker ou Upper Class Poker.
En avril 2006, un nouveau site émerge, Winamax, basé en Angleterre, avec Patrick Bruel en porte-drapeau. Les téléspectateurs de Canal + ont pu voir plusieurs fois le chanteur faire de la retape pour Winamax. Sur Winamax, on peut jouer contre Bruel (des tournois offrent un bonus à celui qui éliminera le chanteur, sous son pseudo P14B), jouer avec Bruel (les vainqueurs d’un tournoi se voient offrir une place dans le team Winamax pour disputer une compétition aux côtés de la star), découvrir les conseils de Bruel, etc. «Le battage qui a été fait autour de lui a eu son effet : le grand public qui découvre le jeu joue souvent sur Winamax», affirme un professionnel.
La rumeur a couru au moment du lancement du site que le chanteur y était associé. Il dément : «Plusieurs sites m’ont proposé de prendre des parts. Je me suis posé la question, j’ai pris conseil auprès d’avocats et je n’y suis pas allé. C’est illégal. Et moi, je ne fais rien qui ne soit pas carré, je ne suis pas un malade mental. Le poker m’amuse, mais ce n’est pas ma source de revenus principale.» Bruel n’est donc lié à Winamax qu’à travers un «contrat d’image», dont le montant est «confidentiel». En revanche, Bruel concède s’être associé à un habitué des success-storys sur l’Internet, le fondateur de Meetic, Marc Simoncini. Tous deux ont créé en septembre WAM-Poker, un portail de poker 100 % gratuit, donc 100 % légal. Avec une idée derrière la tête : «On crée du trafic, une communauté, de manière à être prêts à lancer un site de jeu quand la loi les légalisera», dit Bruel. Le choix de la sagesse.
Pourtant, les passerelles entre WAM et Winamax sont nombreuses. Au-delà du fait que l’acronyme WAM rappelle fortement Win A Max, le site WAM-Poker a des petits airs d’antichambre du site de poker en ligne. Un simple message sur le forum de WAM vaut à l’internaute une inscription sur un tournoi gratuit sur Winamax, et une découverte du site au passage. Plusieurs liens et sujets d’actualité renvoient à Winamax. Et les rubriques «actualités» des deux sites sont en tout point semblables. Cette proximité pourrait bien provoquer quelques tracasseries pour les intéressés, alors que les RG entendent appliquer avec zèle la ligne du tout-répressif choisie par les pouvoirs publics sur les jeux d’argent en ligne. Fin novembre, les députés ont voté deux amendements : l’un prévoit (comme cela vient d’être fait aux Etats-Unis) d’empêcher la perception des gains en ligne par les joueurs, l’autre renforce les sanctions en cas de publicité pour les sites de jeu. Les annonceurs sont donc sur la sellette, et, parmi eux, Bruel, homme-sandwich de Winamax. A qui la direction centrale des Renseignements généraux pourrait suggérer prochainement de rentrer un peu dans le rang.
(1) Deux cartes par joueurs, les cinq autres sont communes et découvertes.